jeudi 10 juillet 2014

Jean-Claude Deprez : Sculpter les émotions

Elles me regardent toutes.

Il y en a une qui rigole, on dirait qu'elle se moque de moi, son grand sourire me donne envie de rire avec elle. Il y en a une autre, si douloureusement pâle, qui semble vouloir éviter mon regard, et la larme rouge qui s'écoule indéfiniment de ses yeux ardents m'angoisse. Une autre encore respire la zénitude, le bien-être simplement naturel, j'aimerais m'asseoir à côté d'elle et méditer dans son ombre délicate. 

Paisibles, torturées, sympathiques, elles sont toutes différentes. Enthousiastes, les couleurs flamboient comme animées par un cœur extatique, les formes se mélangent, s'enlacent, s'embrassent ou se combattent. Je fixe leurs visages, leurs grands yeux ronds. Certaines cachent leur âme derrière une absence déconcertante de figure. J'aimerais pouvoir leur parler. Mais elles restent toutes éternellement silencieuses, renfermant sous leur corps terrestre tant de mystères, des fantasmes d'émotions, des rêves de vie.

Elles me regardent toutes.
Les sculptures de Jean-Claude Deprez.

JC Deprez
Toutes les photos de cette article sont les miennes
C'est au 1 rue du Tribunal, éphémère repère d'artistes talentueusement excentriques, que, pendant les Originales Artistiques, j'ai rencontré Jean-Claude Deprez.
Le voilà donc, le père de ces sculptures sur terre. Souriant, détendu, il n'y a rien de plus facile ni de plus agréable que de discuter avec ce séduisant gentleman.
Il m'explique avec une sympathie toute naturelle comment il a commencé la sculpture : "Ça m'est venu comme ça. A force de me balader dans les musées, les expos ... Je me suis dit que je pouvais moi aussi essayer la sculpture. J'ai commencé au club à Saverne, il y a quelques années maintenant, avec Claudine Oster comme prof."
"Je me suis immédiatement tourné vers la sculpture. C'était une évidence pour moi. C'est le côté tactile, sensuel de la terre qu'on ne retrouve nul part ailleurs, qui m'a attiré."
Sous ses mains, fermes et douces, la terre prend forme. Il l'anime, lui donne une âme, lui offre une vie. Sphères, tubes, corps, masques, il crée à partir de blocs d'argile toutes sortes d'êtres, des représentations souriantes de son bonheur, des chimères inquiétantes issues de ses cauchemars.
Débarquée dans sa vie presque par hasard, cette passion ne le quitte plus. Quand il parle de son art, ses yeux s'illuminent et son charmant sourire étincelle plus encore que l'émail coloré de ses sculptures.
"Quand je crée, je suis dedans et c'est tout. Il n'y a rien d'autre qui compte. Je ne pense à rien d'autre. Il n'y a plus d'heures, il n'y a plus rien. Je suis seul avec la terre."
"J'ai un boulot normal, comme tout le monde,  8 heures par jour. Mais je pense que je passe plus de temps à sculpter que je n'en passe à travailler. Je suis sur Nancy en ce moment, je sors du boulot vers 18h et je vais directement au club, j'y reste jusqu'à minuit, parfois plus. Je ne vois pas le temps passer. Ça doit être le seul moment où je ne regarde pas ma montre."
Travaillant sur Nancy, il y suit des cours afin d'apprendre toujours plus de choses. Habité par une joyeuse excitation, un plaisir magnifique, une talentueuse folie, cet artiste veut créer encore et encore, sans s'arrêter. Il voit toujours plus loin, plus haut, plus grand ...
"En ce moment je suis des cours dans une école à Nancy, chez Céline Laurent. C'est une grosse école qui fait des formations à l'année. J'y prends des cours de temps à autre parce qu'il y a un moment où on ne peut plus aller plus loin tout seul, on a besoin d'apprendre des techniques, de pouvoir utiliser de plus grands fours ..."
La question du four est primordiale pour cet art ainsi qu'il nous l'explique : "Vous faites votre pièce une première fois, en argile brute, puis vous laissez sécher une, deux ou trois semaines, en fonction de la température ambiante. Ensuite, on a une première cuisson pendant 24 heures."
"Ça peut aller jusqu'à 1350°C en fonction des terres. Il y a des terres qui peuvent devenir étanches à condition que le four soit assez chaud, c'est ce qu'on appelle la cuisson grès. Tout est une question de température en fait. On peut alors faire des vases, des fontaines ou même des aquariums ! Et puis les sculptures résistent mieux si elles sont à l'extérieur. Certaines de mes pièces peuvent passer l'hiver dehors alors que d'autres vont se dégrader. Le seul problème sur ces cuissons là c'est qu'on obtiendra de moins belles teintes, parce que la couleur s'adapte moins."
"Après la première cuisson on laisse refroidir puis on passe à l'émaillage, c'est-à-dire la peinture. Après la mise en couleur, on a une nouvelle cuisson de 24 heures."
"Il faut savoir qu'on n'obtiendra jamais la même couleur selon les cuissons. Vous voyez, sur ces pièces là, c'est le même rouge que j'ai utilisé et pourtant les teintes sont différentes au final. Ça dépend du four : si c'est un four à gaz, un four électrique, ... Ça varie également en fonction de la façon dont la chaleur est diffusée, du positionnement de la pièce ... La cuisson détermine tout pour l'émaillage. La cuisson, c'est magique, parce qu'on ne maîtrise rien. Enfin, j'ai pour habitude de dire qu'on ne peut maîtriser ce qu'il se passe dans le four."
"Pour certaines pièces je fais une troisième chose qui s'appelle l'enfumage. Il existe deux techniques : soit on sort directement la pièce brûlante du four, soit on la prend brute, puis on la met dans un tonneau qu'on emplit de sciure ou de papier journal, on allume, et on fait brûler pendant cinq ou six heures.
Après cela, on la plonge directement dans l'eau et le choc thermique ainsi provoqué crée des craquelures sur la pièce. On obtient également un effet noirci car le noir de la fumée pénètre dans les craquelures. On frotte ensuite avec une éponge afin d'enlever ce noir mais j'en laisse toujours un peu, ça fait des effets. Une fois de plus, on ne maîtrise pas l'enfumage, on ne sait jamais comment la pièce va sortir."
La sculpture sur terre demande de l'habileté, une certaine rigueur, et beaucoup de patience. Pour apprivoiser cette matière, la douceur est primordiale tout comme la chaleur extrême et, surtout, le calme du temps qui passe, qui façonne, qui solidifie. Ces très hautes températures, qui peuvent aussi bien aider à fabriquer la pièce que la faire exploser, ont aussi leur mot à dire, elles jouent avec l'impétuosité des contours, l'effervescence des couleurs. Cette énergie qui intervient dans le processus de création, loin de rebuter notre artiste, le séduit totalement :
"C'est magique. Déjà, il y a certains fours où on peut voir ce qui se passe, la pièce qui chauffe, c'est génial. Et surtout, il y a le moment où on ouvre le four. On voit la pièce finie, toutes les couleurs qui ressortent. Cette sensation est indescriptible ... C'est vraiment magique."
La chaleur semble capable d'envoûter la pièce, de la transformer, l'embellir ou la fragiliser. "Oui, j'ai déjà été déçu quand une pièce est sortie du four et que le rendu n'était pas aussi pétant que je l'espérais. Mais ce n'est pas grave, on la reprend, on l'enfume, et c'est bon ... En fait, cette magie de la chaleur fait qu'on ne peut jamais totalement être déçu par une pièce."
S'il arrive souvent que des pièces se fissurent pendant la cuisson, JC Deprez connaît les précautions à prendre afin d'éviter ces dommages fâcheux : "En cinq ans, j'ai dû avoir deux ou trois pièces cassées, je touche du bois ! Il y en a à qui ça arrive systématiquement !"
"Je pense que ça vient des bases qu'il faut respecter. Il y a un certain nombre de choses à connaître, des règles à suivre. Il faut tout de même faire preuve de rigueur. Par exemple, quand on prend plein de bouts de terre pour refaire un gros bloc, si on ne malaxe pas bien, on ne la tape pas assez, il y aura de l'air dans la masse et ça va faire éclater la pièce."
"De même, il faut savoir qu'il faut toujours percer la pièce. Faire un trou, même minuscule, c'est le minimum, si on oublie ce détail, la pièce va exploser pendant la cuisson."
"Il faut savoir que toutes les pièces sont vides. Personnellement, je travaille sur des pièces qui sont déjà vidées : je mets un support quelconque au milieu, une bouteille par exemple, je mets du papier journal autour, je colle mes plaques de terre dessus, je referme puis je monte la tête après en général. Il y en a d'autres qui travaillent sur une pièce pleine et qui vont ensuite l'ouvrir en deux pour la vider puis la souder, ça ne se voit pas, c'est une autre technique. Je préfère travailler sur un support que je retire ensuite. Pour les plus grandes sculptures, j'utilise des cônes en plastique. Tout support est bon à prendre !"
La sculpture sur terre est donc assez technique et pas sans danger : "On a beau avoir des tabliers, des gants, quand on sort la pièce du four, avec les grosses pinces, ça nous fait quand même des cloques ..."
JC nous raconte d'ailleurs une anecdote amusante, en laquelle beaucoup d'artistes se reconnaîtront assurément : "Une fois je me suis cassé la cheville. Je descendais les escaliers en portant une grosse caisse avec une dizaine de pièces dedans, j'ai glissé, mais j'ai maintenu la caisse jusqu'au bout ! C'était la caisse ou la cheville !"
Après avoir évoqué l'aspect technique de son art, notre sculpteur préféré nous fait entrer dans l'intimité de son univers si créatif en ouvrant les portes de son imagination et de ses sources d'inspiration.
Quand la plupart des artistes commencent par dessiner une ébauche de leur pièce, pour déterminer la direction à prendre, JC préfère se laisser guider, il va là où ses mains l'emmènent, sans aucun plan :
"Ce sont mes mes mains qui décident. Je ne fais jamais de dessin au préalable. Je ne sais jamais où je vais quand je commence, je n'ai pas d'idée préconçue sur la pièce qui va sortir. Ça part tout seul. C'est pour ça que mes pièces vont un peu dans tous les sens, je n'ai pas d'idée directrice. Ce sont toujours les mains ... En fait, je ne sais pas si c'est la tête qui dirige les mains ou les mains qui dirigent la tête !"
JC marche à l'instant et cette liberté qu'il offre à ses mains, et à son imagination, se ressent à travers chacune de ses œuvres.
Il ajoute : "Je n'ai aucune limite. Je me rappelle de ce que ma prof à Nancy m'a dit la première fois. Je lui ai demandé "Mais comment fais-tu pour réaliser d'aussi grandes pièces ? Il faut d'énormes fours !" Et elle m'a dit : "Ça, ce n'est pas un soucis. Tu ne t'arrêtes pas à ça. Si on n'a pas le four adéquat, ce n'est pas grave, on va construire le four autour de ta pièce." C'est la première chose qu'elle m'a dit. Alors c'est sûr que si on pense comme ça ... On se rejoint totalement !"
Artiste guidé par sa seule passion, il ne s'impose rien, ainsi qu'il le dit lui-même : "Parfois, on regarde une pièce, on se dit qu'elle est finie, et puis finalement non, on la recouvre et on la reprend le lendemain. Il y a des fois où je commence à créer une pièce et puis, au bout de deux jours,  c'est tout à fait autre chose, ça part dans une autre direction."
"Mais je ne casse pas. Je n'ai jamais cassé un bloc de terre pour refaire autre chose. Je n'y arrive pas, je ne veux pas le faire d'ailleurs. Je veux aller jusqu'au bout. Mais partir dans une direction et arriver au final dans une direction qui est totalement différente, oui, ça arrive souvent. Je me laisse guider. Je ne dessine pas au préalable, je n'essaye pas de penser ma pièce avant de commencer."

Ses oeuvres sont humaines, ce sont des corps, des visages. S'il a commencé par faire des sphères, il se tourne maintenant exclusivement vers la représentation d'hommes, de femmes ainsi que de masques. Je l'interroge sur sa fascination pour les corps et les figures, lui demandant pourquoi il ne se tourne pas vers la sculpture d'animaux, d'éléments naturels ou de choses plus abstraites : "C'est une bonne question ... Les sphères, ça va cinq minutes, on a envie de passer à autre chose ensuite. C'est vrai que je fais beaucoup de corps, des masques également... J'aime bien le côté tribal. Il faut dire que je n'aime pas refaire ce que j'ai déjà fait, j'essaye de créer sans cesse de nouvelles choses. "

Jaune éclatant, noir profond, rouge étincelant, bleu plus tendre, Jean-Claude joue avec les formes mais aussi avec les couleurs : "J'aime bien ce qui pète, oui ! Par exemple, on avait été obligé de faire une pièce académique, pour apprendre les techniques de bases, le respect des proportions, etc. J'ai décidé de faire le Penseur de Rodin, et je l'ai peint en rouge fluo ! Mais en ce moment, je suis en train de me diriger vers autre chose. Si vous regardez mes trois grandes pièces, les plus récentes, elles sont sans émaux."
En observant ses différentes œuvres, on devine leur ancienneté, tout le chemin parcouru par l'artiste. Ses pièces sont le reflet de son âme, elles évoluent avec lui. Certaines sont joyeuses, saturées de couleurs et débordantes d'humour, d'autres sont bien plus sombres, torturées, presque inquiétantes. Questionné à ce sujet, il déclare : "Je pense que oui, cela dépend de mes humeurs. Quand je suis plutôt contrarié, je vais faire des choses non pas morbides mais un peu noir. Et quand je suis heureux, je fais des trucs plus drôles, des visages qui tirent la langue, avec des soleils et des cœurs !"
"Je pense que oui, forcément, je dois avoir une source d'inspiration intérieurement. C'est le cumul de tout ce que j'ai pu voir, entendre, vivre qui ressort ... Je pense que ma personnalité s'exprime forcément un peu à travers mes sculptures. On me dit d'ailleurs souvent que je dois avoir l'esprit un peu noir, que je dois être quelqu'un d'assez torturé ! " plaisante-t-il.
S'il y a bien une chose qui frappe, quand on regarde ses œuvres, c'est la force qui s'en dégage. Ses pièces débordent d'émotions, elles semblent avoir une âme. Cela vient sûrement du fait que cet artiste si talentueux se laisse porter par ses mains. Il permet à son don de s'exprimer en toute liberté, avec respect, et, en vrai passionné, il met un peu de sa personnalité dans chacune de ses créations. Amoureux de la terre, il lui offre un petit bout de son cœur à chaque fois qu'il crée.
Jean-Claude aime souligner la magie de la cuisson et je tiens ici à mettre également en évidence la magie de sa propre force créatrice. Artiste tout simplement sympathique, j'ai comme l'impression qu'il cache sous son grand et beau sourire une sensibilité sans faille, de magnifiques émotions, et un cœur ardent.
Pour finir cette interview, je l'interroge sur ses projets pour l'avenir : "Entre nous, je me teste à la peinture ... Oui, vous pouvez l'écrire mais en tout petit ..."


Avant de terminer cet article, j'ai la joie et l'honneur de vous révéler quelques secrets renfermés dans les œuvres de Jean-Claude ... Vous découvrirez certaines facéties et comprendrez véritablement ce que signifie la "magie" de la cuisson ... Enjoy !


(Oui, j'ai essayé de flouter le fond pour qu'on ne puisse pas
voir les œuvres de l'aquarelliste qui exposait dans la
même pièce et non, je n'ai pas réussi ...)







"Il y a trois visages sur celle-ci. J'aime bien qu'on cherche. Au premier regard, on ne voit qu'un visage. Il faut approfondir pour voir qu'il y en a d'autres. Il faut chercher dans tous les sens. Je joue sur les couleurs pour les faire ressortir. Le troisième est plus discret, je ne veux pas que ça flash."




















"Au départ c'était un nez et des yeux, normal quoi. Et puis je ne sais vraiment pas ... Ça m'est venu comme ça. Et du coup j'ai ajouté trois autres corps en-dessous."














"Celles-ci sont des "sculptures amovibles", comme je les appelle. En fait, c'est à force de cumuler des petites pièces ... Il me reste un peu de terre donc je fais des tubes, des boules, des petites têtes. Et après je m'amuse à faire des constructions.
On ne sacrifie pas la terre. Si on a des petits bouts qu'on n'utilise pas, on va les mettre dans un coin, on les oublie, ils vont sécher et c'est fini.
Alors je fais des petits objets que j'empile sur une tige métallique. A chaque expo, je change la disposition. Et même au cours d'une expo, si elle dure longtemps, il m'arrive d'intervertir des pièces. Les gens ont l'impression que j'ai une nouvelle création ! Quand ils le savent, ils me font des propositions : tiens, si on mettait ce tube là avec celui-ci et cette tête là ... C'est pour ça que je les appelle des sculptures "amovibles". Les gens choisissent ce qu'ils veulent !"













"Celle-ci, quand elle est sortie, il n'y avait pas un beau rendu sur l'émail, j'étais un peu déçu. On a alors décidé de l'enfumer, pour voir ce que ça donne. Et voilà le résultat ! Vous voyez, cette larme, c'est une coulure que je n'avais pas crée à la base, elle n'aurait pas dû exister. Ce n'est pas moi, c'est le four. Il y a eu un trop plein d'émail sur cet oeil qui a coulé à la cuisson. Et voilà, c'est la femme qui pleure. C'est vraiment toute la magie de la cuisson. On ne maîtrise rien. Ce genre de petits détails ... C'est magique !"












Et pour le plaisir des yeux, la dernière création de JC Deprez :




Si vous souhaitez retrouver JC Deprez, voici sa page facebook :
https://www.facebook.com/SculpteurCeramiste?fref=ts

Sachez également que vous pourrez retrouver Jean-Claude Deprez entouré par d'autres artistes à Saverne sur la place de la Fontaine. Ca se passera le samedi, en juillet et en août, contactez-le avant que de vous y rendre afin d'être sûr de ne pas le louper !

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